Les auteur.e.s de demain publié.e.s dans le 64_page #21
Lorraine CACHEUX – Kernel Stigmas
Dans le numéro 21 de 64_page, Lorraine Cacheux nous propose sept planches extraites d’un projet de longue haleine au titre intrigant de Kernel Stigmas. Réalisées en couleurs directes, à l’ambiance pénitentiaire mâtinées de fantastique, elles ne peuvent que nous allécher… Depuis la France, Lorraine répond à nos questions.
Retrouvez Kernel Stigmas et Lorraine Cacheux dans le 64_page #21 en prévente jusqu’au 26 janvier. Toutes les infos utile sur la page d’accueil de www.64page.com
Gérald Hanotiaux. Question classique pour démarrer, pourrais-tu te présenter brièvement à nos lecteurs ? De manière générale, mais aussi plus particulièrement au niveau de ton parcours dans le dessin.
Lorraine Cacheux. Je m’appelle Lorraine, aka Thé au Vinaigre, et je suis originaire de la banlieue parisienne. J’ai toujours eu des choses à dire, ou du moins un ressenti vis-à-vis de ce qui est perçu comme « normal / beau » dans notre société… C’est ce qui a motivé mes travaux jusqu’ici. J’ai commencé à poster mes dessins sur des blogs, notamment des strips un peu « coups de gueule », sur le racisme ordinaire… Ensuite j’ai fréquenté l’EPSAA (Ecole professionnelle supérieure d’arts graphiques), une école publique de design graphique de la mairie de Paris. Ça m’a permis de me débrouiller en mise en page, maquette, etc. Durant ces périodes, Kernel Stigmas voyageait déjà dans ma tête.
Ensuite, j’ai été saisie par une période de doutes, durant laquelle je travaillais pour des contrats courts, en agence ou dans des boulots alimentaires, à défaut d’avoir des sous de côté pour travailler mon univers. En parallèle j’ai participé à des salons, où je vendais des dessins à la demande avec des amies. Lorsque ces doutes se sont progressivement évaporés, j’ai décidé de n’accepter que des boulots formateurs pour moi – un an en imprimerie notamment – et de me consacrer à ma bande dessinée, d’y mettre ce que j’avais sur le cœur… Elle est enfin terminée et comprend 82 pages. Actuellement, je travaille sur sa campagne de financement, dont le démarrage est prévu pour le 28 septembre 2021.
Pourrais-tu présenter cette histoire et l’extrait proposé dans notre dernier numéro ?
Avant tout, les lecteurs doivent savoir que si cette bande dessinée est un one shot, elle fait également office « d’introduction » à une série à venir, qui devrait être constituée de deux trilogies. Les pages présentes dans 64_page mettent en place l’élément « perturbateur » de l’histoire. Elles montrent des individus incarcérés, pour des larcins ou des actes criminels, qui voient leur peau se graver de symboles occultes. Personne ne comprend ces apparitions symboliques et ces événements sonnent comme une sorte de « jugement invisible ». Audrey, la protagoniste principale de cet épisode pilote, prend connaissance de ce mal, qu’elle va devoir observer, analyser, décortiquer…
Ça va bien évidemment déborder dans le monde entier – promis, le covid est arrivé après l’élaboration du scénario ! – et les populations les plus atteintes seront victimes de stigmatisation et ne nombreux a-priori, car le mal est apparu en premier lieu sur des repris de justice…
Si ce n’est pas trop indiscret, d’où vient ton pseudonyme, « Thé au vinaigre » ? A-t-il une signification ?
Son origine tient dans un bête incident ménager : mon père avait nettoyé la bouilloire au vinaigre blanc, et malgré l’odeur qui aurait dû m’alerter, je n’ai pas fais attention et ai préparé mon thé Earl Grey…! (Il ne fait aucun doute que le vrai thé au vinaigre – de cidre – aurait été meilleur…) Au-delà de cette anecdote de départ, je l’ai choisi comme pseudonyme car l’association du thé et du vinaigre reflète bien, selon moi, l’association de mon calme apparent couplé à mon fort caractère intériorisé.
Quelques éléments sont frappants dans ton parcours, notamment le fait que ton livre est très tôt bien présent en toi. On entend parfois qu’un auteur place le plus de lui-même dans un premier livre, résultat en quelque sorte du parcours de vie jusque là. Es-tu d’accord avec cette affirmation ?
Je ne sais pas si cette remarque est pertinente pour la majorité des auteurs, mais ça a effectivement l’air très fréquent… Même si ce n’était pas ma volonté au départ, c’est indéniablement mon cas. Les défauts, qualités et petites manies dont ont pu hériter mes protagonistes, consciemment ou non, peuvent trouver leur source dans mon parcours personnel et mon « schéma familial ». La liste des éléments que je pourrais citer pour exemplifier cette affirmation est plutôt longue.
Ensuite, si tu connais vite tes aspirations, tu t’inscris cependant dans des formations toujours proches du graphisme et du dessin, sans toutefois suivre des cours de bande dessinée à proprement parler. Est-ce la volonté d’avoir plusieurs cordes à ton arc? Tes pages dessinées se nourrissent-elles d’autres pratiques ?
En effet, j’ai toujours privilégié la communication visuelle car j’imaginais, plus tard, une utilité de cette formation dans mes projets. Comme j’ai toujours été très scolaire, j’avais peur qu’une école de bande dessinée me pousse à m’enfermer dans des règles à suivre, dont je n’arriverais pas suffisamment à m’affranchir. Dès lors, en élaborant ma bande dessinée, je me suis amusée avec de la mise en page, comme on peut le faire en graphisme… Dans l’univers de Kernel Stigmas, nous rencontrerons par exemple de fausses brochures publicitaires, un élément dont je n’aurais pu avoir l’idée sans ma formation de graphiste.
Au-delà de ça, j’ai tout de même pu bénéficier de quelques « leçons » de la part d’amies qui ont fréquenté des cours de bande dessinée. On échange, on complète nos connaissances et nos compétences mutuellement, ça nous permet d’être le plus indépendantes possible.
Comment vois-tu l’intérêt d’une prépublication ?
Il s’agit de ma toute première bande dessinée, et en tant que telle je n’arrive pas à l’imaginer intéressante pour beaucoup de monde. J’essaie donc de la diffuser le plus possible, pour voir les réactions qu’elle suscite, quelle lecture peut en être faite et, bien sûr, si en réaliser la suite serait intéressant ou si je vais devoir passer à autre chose. Ça me permet aussi de rassembler un public potentiel pour la version imprimée.
Tu comptes donc monter une campagne de financement participatif, y vois-tu une bonne manière de passer outre des rapports difficiles avec le monde de l’édition ?
En effet, je le pense, et je constate que cela se fait de plus en plus. De très belles choses, vraiment, sont réalisées en auto-publication. Chez moi, j’ai une étagère complète consacrée à des autrices et auteurs indépendants, on peut y voir du « très pro » comme du « très amateur », mais ce sont toujours des projets qui valent la peine d’être lus. Ils n’auraient peut-être pas eu leur chance dans une maison d’édition, ou n’auraient pas suffisamment bien rémunéré leurs créateurs et créatrices. Il est plutôt encourageant de constater que de plus en plus de gens peuvent consacrer une part de leur budget pour les artistes indépendants.
Quel regard, globalement, portes-tu sur le secteur de l’édition de bande dessinée contemporaine ?
J’y vois deux aspects. D’un côté nous trouvons une immense usine très impressionnante, qui publie des livres à la pelle mais n’a plus le temps de valoriser correctement les autrices et auteurs. De l’autre côté il y a les petites maisons d’éditions mais, j’ai eu l’occasion d’échanger avec deux éditeurs indépendants, et leur propos est le même : rémunérer correctement l’artiste revient à se priver de revenus. Car pour le petit éditeur désireux de faire exister de beaux livres, il est compliqué d’être rentable… En fait j’ai l’impression que notre système d’édition est défectueux ou obsolète, et qu’au final personne ne s’y retrouve.
Modestement, notre revue cherche à pallier le manque de supports de prépublication, présents en grand nombre dans le passé. Aux côtés de tes pages, le scénariste Zidrou explique l’importance de voir son travail publié pour la première fois, de pouvoir le tenir en main. Que t’inspirent ces propos ?
En effet, il semble que les revues sur la bande dessinée, dans ou en dehors des géants de l’édition, étaient plus nombreuses auparavant… Quoiqu’il en soit, 64_page me semble être une excellente initiative, ça donne envie de s’y investir. Concernant les propos de Zidrou, ça m’évoque un petit artbook réalisé il y a longtemps avec des amies, au lycée, juste pour nous faire la main et passer le temps. On l’a fait imprimer et ça nous a fait « drôle » : tout paraissait plus beau avec la mise en page, le papier lisse…
Quand on fait un livre, on a le nez dans son travail, tellement que parfois on en vient à ne plus le trouver beau et à vouloir recommencer certaines pages. On peut ne plus trop croire en nos capacités, on doute… Jusqu’à aujourd’hui, je n’ai jamais eu d’œuvre publiée, mais cette anecdote me fait penser qu’une fois en main, tout lisse, tout façonné, ce travail prend du sens. Il a été publié parce que d’autres personnes ont estimé que ça en valait la peine, tu peux donc à nouveau l’apprécier à sa juste valeur. Ça doit être un sacré coup de boost pour poursuivre une carrière !
Un apport des revues de prépublication était aussi de créer une émulation, de composer des groupes d’auteurs et autrices (même si elles étaient moins présentes à cette époque-là…), d’encourager l’émergence de « familles graphiques »… Où trouver cette émulation-là aujourd’hui, ces possibilités d’échanges entre artistes ?
Ce doit être ma génération et / ou mon milieu mais je n’en connais que deux : les publications sur internet et les salons. Avant la pandémie, avec deux amies, nous nous déplacions un peu partout en France pour vendre notre travail et nous faire un peu connaître. À force de revoir les mêmes têtes derrière les stands, on finit par se constituer un petit cercle. Si je connaissais d’autres moyens compatibles avec mon travail, j’y aurais certainement recours. Sinon, au sujet de ces deux amies, nous sommes très proches dans la vie comme dans le dessin, et nous échangeons toujours beaucoup, des conseils et des bons plans, nous présentons souvent nos travaux en salon ensemble… Il s’agit de Loup//Joan et d’Eline Corneloup aka Amnaysia. Joan écrit en ce moment Sadé sur Webtoon, une bande dessinée psychologique assez sombre, et Eline a commencé à publier Entre Haine et Lumière sur Mangadraft, une fable colorée sur la tolérance. Sans ces deux personnes j’aurais eu bien du mal à me lancer dans la réalisation de Kernel Stigmas !
Comment décrirais-tu ton style graphique ?
C’est compliqué. Certains y voient du manga, d’autres y trouvent une inspiration dans le sillage d’un Loisel, mais très honnêtement je ne pourrais pas définir mon style graphique autrement que comme « taché, brouillon et coloré» .
Quels artistes citerais-tu parmi tes influences ?
Mes influences sont assez multiples, raison pour laquelle, selon moi, on peut notamment trouver dans mon style un côté « japonisant ». Régis Loisel, déjà cité, m’a en effet beaucoup marquée par sa « féérie adulte ». Masashi Kishimoto m’a inspirée toute mon adolescence. Aujourd’hui, j’ai un peu arrêté d’apprécier l’œuvre – Naruto – mais son univers graphique me parle encore. Toujours dans le manga, mais du côté français, je citerais Raphaëlle Marx (Debaser) et Ancestral Z (Dofus) pour leur côté simple et très dynamique. Je continue d’évoluer aussi grâce au travail de Aurore Peuffier (Chroniques de Maindish), une artiste indépendante vraiment remarquable. Plus proche de moi, je citerais Lison Ferné (La déesse Requin) et mon compagnon Matthieu Fouquet qui dessine aussi quand il a le temps !
Avant de nous quitter, aurais-tu quelque chose à ajouter…?
Je sais que mon pseudonyme évoque le thé, mais en fait j’utilise plutôt du café pour l’aquarelle ! Blague à part, le café me permet de donner une teinte un peu sépia à mes dessins. Je m’en sers pour remplacer le crayon sur papier en esquisse, et ensuite ça rend mes encres colorées un peu moins flashy, selon l’effet recherché. Ça m’est venu comme ça, un jour, en me servant d’un fond de tasse pour gribouiller, et depuis c’est devenu une habitude. Sinon, pour terminer, simplement vous remercier pour cette première publication !
Merci Lorraine !
Vous pouvez voir le travail de Lorraine sur : Instagram Compte principal : https://www.instagram.com/the_au_vinaigre_lc/ Compte BD : https://www.instagram.com/kernel_stigmas/ Facebook : https://www.facebook.com/VinegarTea
Michel DI NUNZIO – Fata morgana
Adepte d’un style réaliste et classique, Michel Di Nunzio nous offre à voir dans le numéro 21 de 64_page la séquence introductive de L’enfant-Mondes, le prologue de sa saga Fata Morgana. Ces pages sont emplies d’étranges créatures, d’inquiétants chevaliers et de navires anciens, évoluant dans le ciel… Pour en savoir plus sur ce projet, nous avons rencontré son auteur.
Retrouvez Fata Morgana et Michel Di Nunzio dans le 64_page #21 en prévente jusqu’au 26 janvier. Toutes les infos utile sur la page d’accueil de www.64page.com
Gérald Hanotiaux. Question classique pour démarrer, pourrais-tu te présenter brièvement à nos lecteurs ?
Michel Di Nunzio. J’ai 64 ans, je suis marié et suis le père de deux enfants. Le dessin a représenté pour moi un moyen d’exploration formidable pour penser des projets ou mettre en place des scénarii. Je dessine depuis toujours. Ma toute première bande dessinée, réalisée à l’âge de douze ans, s’appelait Robota. Elle avait pour héros des jumeaux sans liens de parenté : déjà des clones ! Si certains de ces dessins ont disparu, j’ai cependant gardé de nombreux croquis, planches et illustrations de l’époque. Le fantastique et la science fiction restent des moteurs essentiels aux univers que je souhaite développer. Déjà adolescent, mon professeur de mathématique avait repéré mon intérêt pour le fantastique et demandé d’illustrer une histoire complète pour le journal de l’école. Il m’avait par la suite incité à poursuivre dans cette direction.
Mon parcours artistique a démarré par les arts graphiques à l’IATA, l’Institut d’enseignement des arts techniques sciences et artisanats, situé à Namur. J’ai ensuite poursuivi en intégrant l’école bien connue de Saint-Luc à Bruxelles. Bilal, Moebius, la revue Métal Hurlant, etc, ont représenté des sources d’inspirations évidentes pour moi. Aujourd’hui, c’est la véritable Science et les technologies contemporaines qui représentent des sources inépuisables d’inspiration.
Professionnellement, je travaille actuellement dans une ASBL à vocation sociale et touristique, grande consommatrice d’illustrations diverses. Celles-ci sont didactiques et graphiques, mais sont également accompagnées de demandes plus personnelles, ce qui peut aller de la caricature aux illustrations « à la manière de »… South Park, par exemple. Tout cela passe par diverses techniques qui m’ont façonné, mais aussi dispersé.
J’ai également entrepris une carrière de sculpteur artiste plasticien, pour laquelle le point d’orgue tient dans une sculpture publique en pierre, à La Roche-en Ardenne. Mais le virus de la bande dessinée, tout au long de mon parcours, a toujours été bien présent, il m’a toujours incité à avancer. Dès lors, depuis deux ans, j’ai repris des cours de bandes dessinées avec Philippe Cenci, à l’Académie de Châtelet, où j’ai finalement repris le fil de mes projets, passionnément, tant dans la narration que dans la colorisation.
Pour allécher nos lecteurs, pourrais-tu évoquer les pages de Fata Morgana, présentées dans notre numéro 21 ?
Fata Morgana, ce sont des reflets dans le ciel, dus à la réverbération. On y aperçoit des bateaux volants, et parfois d’extraordinaires cités flottantes… Il n’en fallait pas plus pour y suggérer une vie, comme une faille vers un autre univers. Par cette histoire, je désire entrer dans ce monde peuplé de géants porteurs de villes, de bateaux d’époque naviguant à travers le ciel, d’hommes-arbres ou d’armées-fantômes, une espèce de répertoire classique de personnages étranges. Dans mon histoire, je désire semer le trouble, car : que se passerait-il si ce monde était réel ?
Tu as fréquenté Saint-Luc à Bruxelles, dans la commune de Saint-Gilles : pourquoi cette école ? Plus largement, comment décrirais-tu l’apport éventuel d’une école dans l’apprentissage de la bande dessinée ?
Le choix de Saint-Luc s’est imposé car cette école mettait vraiment en avant son cursus en bande dessinée. J’ai à l’époque présenté mes travaux graphiques de l’IATA à Claude Renard, ce qui semble l’avoir convaincu. J’ai donc fait partie de l’aventure du 9ème rêve, dont je n’étais pas du tout un représentant idéal, haha, car beaucoup de mes soirées s’achevaient au « 75 », un autre établissement artistique, l‘École Supérieure des Arts de l’image actuelle, située à Woluwe Saint-Lambert.
L’atelier de Claude Renard développait une vitalité formidable, on y multipliait les expériences graphiques. Je dois avouer que j’en ai quelque peu « souffert », car j’étais plus monolithique dans mes travaux, à la recherche d’une cohérence graphique, avec un style encore très labile… Tiens, voilà un quasi anagramme de Bilal, une de mes références ! Nous étions à l’époque de l’album Les yeux du chat de Moebius, un choc esthétique terrible qui, en outre, indiquait clairement le chemin encore à parcourir pour atteindre une telle cohérence graphique.
Petite anecdote à ce sujet, j’ai eu l’occasion de « rencontrer » Moebius en personne à Angoulême, pour un tête à tête, dans le cadre de l’atelier du 9eme rêve. Il sortait d’un groupe de fans, pour se diriger vers un autre – d’un vaisseau spatial à l’autre – et je l’ai intercepté avec mes petites feuilles de bandes dessinées… À la question « que faut il faire pour avancer ? », très attentionné durant quelques looongues secondes, il a répondu : « ha ouais, pas mal, ouais… Le travail, juste le travail ! » La clef de Moebius !
Bref, cette école a été une expérience totale, en plus de jouer le rôle d’« agitateur d’idée ». Pour l’époque elle a clairement eu un rôle avant-gardiste, un rôle que, me semble-t-il, elle a toujours pu conserver. Selon moi, pour l’apprentissage de la bande dessinée, hier comme aujourd’hui, l’apport d’un professeur dans un cadre scolaire est vital. À la fois pour les codes à intégrer, mais également pour parallèlement les dépasser. L’enseignement joue le rôle – je ne connaissais pas le terme – de script doctor, c’est à dire de technicien pour détecter les failles graphiques. On peut apprendre dans ce cadre à manier le travail de storyboardeur, pour le découpage, de graphiste et d’artiste plasticien, lors des sorties d’impressions, ainsi que la gestion de la communication en réseaux, un rôle assez difficile.
Tncien « virus de la bande dessinée », comme tu le signales, resté présent en toi. A-t-il évolué, ce virus, s’est-il nourri durant ton parcours, notamment au contact d’autres disciplines artistiques ?
Évolué ? Très certainement, enfin je l’espère, haha… Aujourd’hui, je désirerais « rajeunir » le trait et épurer mon graphisme. Je ne suis pas nostalgique, même si je garde tout, je dois avoir chez moi une centaine de pages d’histoires inédites… Continuer à dessiner m’a permis de garder intacte ma frustration de ne pas faire naître ces univers, car la vie vous rattrape vite, il faut pouvoir assurer le quotidien… Lors d’espèces de flash backs, je retrouvais mes planches, et je comprenais qu’il s’agissait de sentiers motivants dont je m’étais éloigné trop rapidement… Avec l’envie de replonger. D’autres éléments font en sorte de rebooster mes profondes envies de raconter : le retour de grandes saga de science-fiction sur les grands écrans, des remakes de Blade Runner, Dune, la vision de grands classiques comme 2001 l’Oddyssée de l’espace, ou encore le cinéma contemporain dans ce genre, avec les Contact, Interstellar, Inception, Mad Max furiosa, en tournage actuellement… Tout cela est très motivant.
J’ai eu l’occasion de participer à un projet, avec une nouvelle génération de rôlistes, des héritiers de Lovecraft, sur le mode « scénariste cherche dessinateur ». Dans les jeux de rôles, les participants sont en général grands amateurs de fantastique-policier et de space-opera. Le projet dont je parle a duré deux ans, par échange d’illustrations et de composition, tout cela sans se voir, par internet… Ça a été une extraordinaire aventure. Et une surprise lorsque nous nous sommes retrouvés sur le front pour réaliser un recueil de cinq scénarii, illustrés par cinq dessinateurs, dont votre serviteur. Au passage, un petit clin d’oeil à un illustrateur de la profession – de Menton – qui a participé à ce premier recueil et qui cartonne en ce moment (il récolte Award sur Award), je l’apprécie énormément et j’espère qu’il ne m’en voudra pas de le mentionner : big kiss à toi Oliver San !
En participant à ce projet intitulé Démiurges en Herbes, édités par Forgesonges – en compagnie de Bastien Wauthoz – j’ai vécu un « retour graphique » incroyable ! Tout s’est passé comme si tout était resté tel quel dans mon crayon, c’est sorti tout seul, tout ce monde fabuleux… Nous étions face à du néolithique revisité par les Maoris aux XVIème siècle, face à l’Époque des Lumières réinventée. Très franchement, pour moi Démiurges en herbe – Masques Tombes d’Olinmar représente une expérience graphique intense, inoubliable.
Parallèlement au dessin, j’y ai ressenti la nécessité de réaliser des éléments de cet univers en 3D, je créais alors mes personnages en céramiques. L’idée était de les utiliser pour les jeux d’ombres et de lumières. Une galerie m’a proposé à l’époque de les exposer, et ça a eu son petit succès… Depuis de nombreuses années, j’expose régulièrement mes œuvres, souvent décrites comme inspirées par la bande dessinée. J’ai dans ce cadre pu remporter le premier prix des arts plastiques à Antoing, en 1996, dont le président du jury était… Plantu ! Un dessinateur… Un hasard ? Mes liens avec la bande dessinée se rappelaient à nouveau à mes bons souvenirs… Mes activités de sculpteur m’ont plus tard amené à la réalisation d’une sculpture publique de trois mètres de haut, appelée Tenebryon. Tout cela s’est mis en place et entrecroisé au fil de rencontres, cela s’est agencé presque naturellement…
Désormais, je pratique également la photographie, une nouvelle activité à ajouter au reste… Les images se multiplient donc, à la fois pour le côté documentation, mais aussi pour le côté esthétique, ça oblige à affiner le regard et ça me conduit vers d’étranges traverses où mes dernières productions consistent en des portraits imprimés sur plusieurs couches de papier transparent rétroéclairées, ou encore à un projet de travail autour des tags présents sur les vitres de trains. Dans ma vision des choses, aussi, chaque discipline pourrait peut-être s’intégrer dans un récit…
Tu évoques la science-fiction comme source d’inspiration du passé, en regard de la science et de la technologie actuelles, est-ce à dire que les « visions » des auteurs du passé sont en passe de devenir réalité ? Est-il plus difficile aujourd’hui de trouver de l’inspiration pour de la science-fiction ?
Les grands dessinateurs sont les catalyseurs des mondes à venir, capables de se projeter vers des utopies plausibles. Ce n’est pas par hasard, après tout, que l’armée française à sollicité des auteurs de fiction à ce sujet (voir le site redteamdefense.org) Chaque dessinateur se veut visionnaire, et à n’en pas douter ces mondes de science-fiction ne sont désormais plus si éloignés de nous. Il est indéniable que, depuis de nombreuses années, certains auteurs du passé ont été des précurseurs, tant le monde contemporain commence à ressembler à leurs univers. Pour reprendre une de mes références, nous pourrions presque bientôt, allez… Tenir le discours du « Répliquant » Rutger Hauer, issu du film de Ridley Scott Blade Runner : « J’ai vu tant de choses que vous, humains, ne pourriez imaginer… Des navires de guerre en feu, surgissant de l’épaule d’Orion… J’ai vu des rayons C briller dans l’obscurité, près de la Porte de Tannhäuser… Tous ces moments se perdront dans le temps… comme… Les larmes dans la pluie… Il est temps de mourir. » Si l’on pense aux voyages dans l’espace d‘Elon Musk, on peut voir sa société, Space X, comme tout droit sortie des films d’animations des années 50. Si l’on pense aussi, par exemple, à la couverture de Valérian par Mézières, présentant les inondations de New York dans La Cité des eaux mouvantes, on se dit que ce type d’auteurs avaient une bien belle longueur d’avance.
Pour ma modeste petite part, j’ai en stock des illustrations visionnaires d’hier, qui ressemblent à quelques machines volantes d’aujourd’hui… Cela fait rire mes enfants c’est déjà ça, haha. Je suis assez fan des films de fiction actuels, qui démarrent sur un postulat simple, développé ensuite tout au long du film, tels qu’Elysium par exemple, ou Bienvenue à Gattaca, ou encore et surtout le très flamboyant Inception, dont la structure narrative me plaît énormément. Le postulat de départ, comme nous le signale une célèbre encyclopédie en ligne, est que « dans un futur proche, les États-Unis ont développé ce qui est appelé le « rêve partagé », une méthode permettant d’influencer l’inconscient d’une victime pendant qu’elle rêve, donc à partir de son subconscient. Des « extracteurs » s’immiscent alors dans ce rêve, qu’ils ont préalablement modelé et qu’ils peuvent contrôler, afin d’y voler des informations sensibles stockées dans le subconscient de la cible ». C’est très excitant.
Plus pratiquement, mon inspiration personnelle, je la puise dans des questions qu’on peut se poser dans le quotidien, dans une situation pratique : « Tiens, et si on en venait à pouvoir faire ceci… » Je pense qu’il reste toujours des zones floues, des continents inexplorés… Imaginer transférer nos consciences sur des puces électroniques n’est par exemple une idée plus si absurde depuis quelques temps. Cette simple phrase précédente ouvre des champs infinis sur de possibles scenarii, en jouant sur des éléments fondamentaux tels que la mémoire, la conscience, l’inconscient, etc. La Science d’aujourd’hui est déjà dans une optique de futur, qui peut aller très loin… Cela me passionne, en effet.
Aujourd’hui, par exemple, la Science parle de cristaux temporels ! Toujours dans notre célèbre encyclopédie en ligne, c’est décrit comme ceci : « L’idée d’une telle structure a été proposée par Frank Wilczek en 2012. Selon ce dernier, il est possible de concevoir une structure composée d’un groupe de particules se déplaçant et retournant périodiquement à leur état d’origine, qui formeraient un ‘cristal temporel’. L’expression est forgée à partir de ce qui est observé dans un cristal ‘classique’, dont la structure atomique montre une répétition d’un motif dans les différentes directions de l’espace. Dans un cristal temporel, en revanche, la répétition du motif se fait de manière périodique dans le temps, à la manière d’un oscillateur ». Intéressant, non ? Je pense que la bande dessinée est sur le coup également, pour détecter des failles jouant au coude à coude avec la réalité. D’une certaine manière c’est ce que, modestement, j’essaie de faire avec Fata Morgana.
Comment en es-tu arrivé à envoyer un extrait de cette histoire à 64_pages ?
L’idée est arrivée à l’académie de Châtelet. Le professeur, Philippe Cenci, m’a un jour parlé de l’existence de 64_page, de son niveau graphique et de la qualité de son contenu. À ce moment-là, Fata Morgana était en cours de réalisation, sans aucune idée de sa destination future. J’ai donc imaginé envoyer le projet, pour avoir un avis. Cela m’a fait un réel plaisir d’avoir ce retour de 64_page, avec la proposition d’en publier des pages, je ne m’y attendais pas du tout… Cette bande dessinée fait suite à deux autres histoires courtes précédentes, un peu « old school », ici elle me semblait plus ample et ambitieuse graphiquement, réalisée sur un mode onirique avec comme éléments la conscience, la mémoire et la réalité d’aujourd’hui. Placer une énorme énergie au profit d’une histoire sur l’illusion, en fermant la parenthèse sur le monde d’aujourd’hui, je ne l’avais jamais fais auparavant… C’était trop jubilatoire. Paradoxalement, ça me libérait de quelque chose. Une illusion qui rime avec libération… Là aussi, sans me dévoiler, cela rejoint un grand rêve que je nourrissais.
Dans les pages du numéro 21, outre tes planches et beaucoup d’autres choses, nous publions une interview du scénariste Zidrou. Il nous parle de l’importance pour un auteur ou un dessinateur de voir son travail publié, de le rendre en quelque sorte concret en le tenant en main. Que t’inspirent ces propos ?
Bien entendu, de fait, il s’agit bien d’un certain aboutissement d’un parcours. Le monde pensé et élaboré longuement, poursuit alors son existence à travers d’autres regards. Pour ma part, aussi modeste soit-il, voir son projet finalisé à travers une publication est incontestablement savoureux. Tout le sel de mon récit résidera dans la force de mes personnages. À la lecture, les personnages de François Bourgeon ont, par exemple, une existence réelle à mes yeux. C’est absolument incroyable, de même avec Hugo Pratt ou bien d’autres, impossible de tous les citer. J’aimerais beaucoup détenir cette capacité à rendre mes personnages crédibles.
Tu évoquais la revue Métal Hurlant, à l’époque de celle-ci des journaux et revues existaient en grand nombre pour pré-publier les travaux des auteurs, leur permette de « faire leurs armes », à leur rythme. Penses-tu que cela manque aujourd’hui ?
A l’époque, le concept de la revue Métal Hurlant est né de la volonté de dessinateurs confirmés en manque d’espace nouveau pour mettre au monde leurs univers, de les ouvrir et les proposer à d’autres générations. Il s’agissait aussi d’une révolution graphique et artistique, au même titre que d’autres mouvements innovants dans leur époque et leur contexte, les dadaïstes, par exemple, ou beaucoup d’autres. L’époque était marquée par une certaine effervescence, tout semblait possible ! Des éditeurs « marginaux », passionnés, prenaient des risques… Je pense par exemple pour ma part aux éditions Michel Deligne qui, à l’époque, m’avaient donné une opportunité de publication dans leur revue Spatial, ainsi qu’à bien d’autres jeunes dessinateurs…
Que cela manque, oui et non, je dirais… Je ne sais pas trop. Disons surtout que le contexte à bien évolué, aujourd’hui il y a mille manières d’exister. Et de belles histoires – via le crowdfunding par exemple – naissent parfois grâce aux réseaux entre dessinateurs et éditeurs. Cela dit, l’édition « papier » reste tout de même le must ! D’ailleurs, pour boucler la boucle, le web nous signale en ce moment le retour de… Métal Hurlant, grâce à un crowdfunding réussi. Pour les nostalgiques et les acteurs de l’époque toujours parmi nous, cela pourrait sonner comme « le retour des Beatles » ! Mais pour la nouvelle génération, si je regarde la production actuelle des Humanoïdes Associés, je trouve que ça déménage pas mal, je préfère ça à la nostalgie.
Pour se faire connaître, l’école aussi joue son rôle de catalyseur entre réseaux intermédiaires, pour soutenir la création et la recherche graphique. C’est aussi grâce à elle – et surtout à Philippe Cenci – que j’ai le plaisir d’intégrer 64_page ! Il existe aussi aujourd’hui le concours Raymond Leblanc, qui joue un rôle de promoteur de la nouvelle création. Bref, j’ai l’impression que, quelque part, il y a encore plus d’opportunités aujourd’hui qu’hier, internet jouant un rôle d’ amplificateur.
Cela étant dit, à un niveau plus local, je m’aperçois aujourd’hui que lorsqu’on sort du cadre, ça peut être très difficile. Des collectifs artistiques se créent et disparaissent, malgré des expériences graphiques formidables, des productions sympathiques et des expositions qui méritaient d’être soutenues… La sauce ne prend parfois pas malgré d’indéniables qualités. Il doit y avoir des lacunes au niveau du soutien public. Les pouvoirs subsidiants devraient faire preuve d’une plus grande réactivité pour soutenir ces initiatives, pour que ces artistes puissent plus facilement être financés pour et par leurs productions. Dans certains cas, il y a un réel no man’s land, il faut améliorer les soutiens.
Un petit mot sur tes techniques graphiques ?
Aujourd’hui je maîtrise mieux la chaîne graphique, la colorisation Photoshop, alors qu’il y a à peine deux ans c’était le désert… Je ne savais par exemple pas comment ajouter des calques, etc. Hé oui, je dessine encore à l’ancienne, à l’encre sur du papier. Je crayonne beaucoup, sur base de mon premier canevas de scenario, ensuite je procède au découpage. Je dessine au pinceau et je « griffonne » la page, je la colorie au café (!), j’adore ça pour percevoir la profondeur et les contrastes. On me dit parfois que mes pages issues de cette étape sont meilleures qu’avec mon encrage final… Ensuite je regriffonne par-dessus et quand tout me paraît bon, je scanne et j’imprime en bleu sur un format A3. L’image est alors assez structurée, et je peux encore improviser. C’est un peu comme de la cuisine, mais bon… Parfois ça marche de suite, parfois je dérive au niveau de l’encrage et du découpage. Je reconnais que je n’hésite plus à refaire et recomposer une planche qui me paraîtrait moins agréable, et ce jusqu’à l’étape du coloriage photoshop : là aussi, si un tracé « bouche » un peu, je peux encore modifier et estomper le trait. Cela m’est encore arrivé sur une histoire récente.
Comment envisages-tu tes projets futurs dans la bande dessinées ? Quelles sont tes envies ?
J’ai sous le coude une série d’histoires courtes, une petite vingtaine sont prêtes à être storyboardée. Alors : script doctor bienvenu ! Je n’ai pas d’album à mon actif, mon rêve est donc le même que toute nouvelle recrue en bande dessinée, en publier un. La suite de Fata Morgana, j’y travaille. Je vois ce projet comme une sorte de grand œuvre personnel, auquel travailler en créant simultanément des sculptures en lien avec cet univers, pour faire une chouette exposition au moment de la parution du livre… Albums et sculptures, ça serait vraiment le top. Appel :éditeurs bienvenus !
Avant de nous quitter, quelque chose à ajouter ?
Tout d’abord, un tout grand merci à 64_page de me donner cette occasion de montrer mon travail, de m’exprimer. Et puis, un message à tous les créateurs d’univers et de mondes fantastiques, aux dessinateurs, en herbe ou pas : persévérez et continuez à me – nous- faire rêver ! Terminons par un proverbe : « Le meilleur compagnon pour passer le temps est un livre ». Je ne connais pas son auteur, mais j’espère qu’un jour, ce temps, vous le passerez avec moi…
Merci Michel !
Vous pouvez voir certains travaux évoqués ici sur : http://micheldinunzio.eklablog.com/
Aurélien FRANÇOIS – Night Club
Interview Gérald Hanotiaux
Au début du numéro 21 de 64_page, nos lecteurs trouverons un étrange ballet de planètes, accompagné de dialogues de boîtes de nuit. L’auteur de cette chorégraphie, Aurélien François, nous parle de cette bande dessinée, de sa genèse, et de bien d’autres choses encore…
Gérald Hanotiaux : Pour démarrer cette rencontre, pourrais-tu présenter brièvement à nos lecteurs ton parcours de dessinateur jusqu’à aujourd’hui ?
Aurélien François. J’ai 28 ans et, pour faire court, je suis l’un des nombreux français venu squatter la Belgique pour y faire de la bande dessinée, haha. C’est sans doute un cliché, mais depuis que je suis enfant j’ai envie de faire de la bande dessinée, vraiment… Pour poursuivre ma passion du dessin, j’ai entamé dès le secondaire des études artistiques en France. J’ai fait une formation de « Dessinateur Maquettiste Art Graphique », suivi par un BTS (bac2) en Communication visuelle.
Après un an à travailler pour gagner de l’argent, j’ai repris des cours de modèle vivant avec « Paris Atelier », parallèlement à mon travail. La responsable de cet atelier m’a conseillé de partir en Belgique, en me parlant de l’institut Saint-Luc et de l’École de recherche graphique (ERG), toutes deux situées à Saint-Gilles. J’ai donc terminé le master en Narration – option BD – à l’ERG, il y a un an, en imprimant six exemplaires de ma bande dessinée Lucie(s) (56 pages). Je poursuis aujourd’hui mes études avec l’AESS, l’agrégation de l’enseignement secondaire supérieur. En outre, parallèlement à mon master, j’ai commencé les cours du soir en bande dessinée à l’académie de Watermael-Boitsfort.
Pourrais-tu présenter Night Club, l’histoire en trois pages présente dans notre numéro 21 ?
Night Club est issue de la création avortée d’un fanzine. Il fallait y réaliser un récit de deux ou trois pages maximum, sur le thème « Les planètes sont alignées ». Cela tombait bien, car je porte également un grand intérêt pour les sciences, dont l’espace et l’astronomie. Quand je crée Night Club, je sors du bac3 narration de l’ERG où, pour le bien d’un récit, j’avais précisément rencontré un astrophysicien. J’avais alors encore en tête nos rencontres parsemées de nombreuses explications mathématiques très complexes. L’espace est me semble-t-il très inspirant pour la création de récits, car nous faisons face à de grandes parts d’inconnu, cela laisse beaucoup de place à l’imagination… Voilà le contexte dans lequel est née Night Club.
Au sujet plus précisément de l’histoire en elle-même, je ne voulais pas ici quelque chose de compliqué comme mes récits plus longs… J’aime lire et créer des récits simples, amenant un rire ou un petit sourire. J’ai aussi un côté clown, j’aime faire rire mes amies et amis, même si mes blagues sont souvent mauvaises, hum… Dans ce cadre, le court récit Night Club parle simplement des retrouvailles des planètes qui composent notre système solaire, avec une touche d’humour.
Concernant ton parcours, une responsable d’atelier te conseille donc à Paris de venir rejoindre Bruxelles… Dans notre époque, avec l’évolution de la bande dessinée de ces dernières – disons – décennies, penses-tu que Bruxelles est toujours une référence pour la bande dessinée ? Quels étaient ses critères pour te conseiller Bruxelles ?
J’avoue ne pas connaître avec beaucoup de précision l’origine de ce conseil. Pour essayer de répondre à cette question, je devrais développer deux éléments. D’abord, je pense qu’aujourd’hui, avec l’influence du manga, Bruxelles et la Belgique ont peut-être perdu un peu d’attrait à ce niveau. La preuve, dans mon parcours, est que j’ai moi-même commencé la bande dessinée par le manga. Dans le magasin de fourniture de matériel artistique dans lequel je travaille actuellement, je dois en outre bien constater que les jeunes dessinateurs de bande dessinée évoquent le plus souvent le manga.
Ensuite, le deuxième élément concerne plus précisément mon vécu personnel. Comme je l’ai évoqué, je désire me lancer dans la bande dessinée depuis longtemps. J’ai donc cherché des écoles proches de chez moi, c’est à dire proches de Paris. Les écoles proposant des cours de bande dessinée sont très demandées, pour peu de places. En moyenne, il y a plus de 2.000 candidats pour 20 places, pour un enseignement très cher puisque la plupart sont des écoles privées. Nous parlons, je pense, d’environ 5.000 euros par an pour suivre ces cours.
Au-delà de ces éléments, je ne pense cependant pas que la Belgique et son rapport à la bande dessinée soient globalement sur le déclin… L’argument de la responsable d’atelier était tout de même qu’il n’y a pas mieux que la Belgique pour la bande dessinée. Je l’entends encore régulièrement aujourd’hui de la part d’amis, de clients, de professeurs, etc. La bande dessinée se renouvelle constamment, cela en fait un médium difficile à abattre !
Saint-Gilles et ses écoles de dessin ont connu les pas de nombreux belges devenus des classiques, à commencer par André Franquin (et plus tard de nombreux autres dont François Schuiten, Bernard Hislaire, Frank Pé, Andreas, Guy Peelaert, Philippe Foerster et, même… Benoît Poelvoorde). Que ressens-tu en foulant les mêmes espaces que ces illustres prédécesseurs… ?
J’ai surtout fréquenté l’ERG. Mes quelques cours à Saint-Luc étaient dû à mon temps libre et aux liens entre les deux écoles. Dans ce parcours, en côtoyant des étudiants en bande dessinée de Saint-Luc, qui sont aujourd’hui des amies et des amis, j’ai bien mesuré cette renommée liée à l’accueil de ces futurs grands noms, mais je ne ressens pas de « pression » en marchant dans les couloirs… En réalité, à Saint-Luc on retrouve un pan plus classique de la bande dessinée, tandis qu’à l’ERG nous sommes face à un pan pluridisciplinaire et plus expérimental.
De manière plus générale, que dirais-tu du passage par une école pour appréhender le métier de dessinateur de bande dessinée ? Dans toutes les dimensions de cet enseignement, qu’en retiens-tu surtout comme acquis ?
Pour moi, le passage dans une école est utile. Ce que j’entends par le mot « école », c’est Saint-Luc et l’ERG en cours du jour, mais aussi les académies dispensant des cours du soir. Contrairement à une idée répandue, la bande dessinée n’est en fin de compte pas un métier si solitaire… Ce que ces écoles m’ont surtout apporté est un nouveau point de vue sur la bande dessinée, une amélioration de mon dessin et de ma narration, ainsi qu’un réseau d’amis et de professionnels. J’ai beaucoup acquis grâce à l’ERG et aux cours du soir de l’Académie de Boitsfort. J’ai appris à construire une histoire, à la mettre en scène, à finaliser mon récit. J’ai réellement acquis une réflexion et une pratique de la bande dessinée.
Avec les auteurs qui arrivent vers 64_page, nous évoquons souvent l’état de l’édition en bande dessinée. Comment imagines-tu les possibilités, aujourd’hui, de pouvoir vivre de ses travaux en bande dessinée ?
Je suis plutôt réaliste de ce coté-là. Je sais qu’un auteur-dessinateur gagne peu et qu’il est difficile d’en vivre pleinement. Je me suis donc armé dans l’optique de réaliser mes bandes dessinées tout en travaillant à coté, avec un salaire plus stable, pour financer mes projets en quelque sorte. C’est l’une des raisons qui me pousse à passer l’agrégation d’enseignement secondaire.
Dans notre numéro 21 figure une interview du scénariste Zidrou : il évoque l’importance, dans un parcours de jeune auteur, de voir ses premiers travaux publiés, de pouvoir tenir des pages imprimées en main pour concrétiser le processus… Que penses-tu de ces propos ?
Mes années d’études à l’ERG ont placé mes travaux dans les mains de professeurs, également auteurs-dessinateurs publiés et confirmés, ainsi que dans celles d’éditeurs… Ils ont pu lire mes bandes dessinées et donner leur avis. C’est pareil pour l’avis de mes camarades, à mes yeux également des auteurs-dessinateurs. De plus, les jurys de fin d’année m’ont permis de rencontrer encore d’autres professionnels, qui n’avaient jamais vu mes projets. Globalement, je pense avoir pu bénéficier d’intéressants retours de la part de personnes de référence. Cependant, sans avoir encore lu l’interview de Zidrou, je peux dire ceci : en effet, il est important pour un jeune auteur-dessinateur de tenir son travail publié, d’avoir un objet physique en main. Bien entendu, ce n’est pas la même sensation d’avoir une histoire courte publiée dans 64_page que de tenir son propre album solo entre les mains… Mais dans les deux cas, le plaisir et l’excitation sont au rendez-vous.
Comment faire son trou aujourd’hui ? Faut-il être patient ? Inventif ? Motivé ? Très motivé ?
Question difficile. Un peu de tout ça, je dirais… J’y ajouterais aussi de la chance, haha. Il faut faire tout ce qu’on peut, ne pas hésiter à proposer des projets à des maisons d’éditions, s’auto-éditer, participer à des collectifs, faire du fanzine et des salons pour montrer ce qu’on fait. En fin de compte : être sur le front et se servir ou s’aider de ce qu’on peut pour avancer, petit à petit, dans ce monde… Tout cela étant déclaré en sachant que j’ai du mal à faire tout ce que j’énonce ici, hum…
Tu as évoqué Lucie(s), un travail présenté en fin de parcours d’étudiant, pourrais-tu nous présenter cette création ?
Comme je l’évoquais plus haut, mes récits courts sont souvent humoristiques, les plus longs bénéficiant d’un ton plus sérieux, et peut-être plus réaliste dans le dessin. Ici, l’histoire est plus complexe, Lucie(s) parle de l’influence – bonne ou mauvaise – que nous avons les uns sur les autres. Lors d’une expérience visant à prouver l’existence de mondes parallèles, une IEM (Impulsion Électromagnétique) se propage au sein d’un laboratoire. Lucie, présente lors de l’expérience, commence à se comporter plutôt bizarrement… En conséquence, sa compagne et son entourage sont désemparés. Notre héroïne se retrouve en fait fortement connectée aux « elles » des mondes parallèles. Chaque « Lucie » de ces mondes, avec son propre vécu et son propre caractère, a un impact sur la vie de notre Lucie.
Que pourrais-tu dire au sujet de ton style de dessin, et de la ou les techniques utilisées ?
Mon style graphique est plutôt réaliste, mais j’essaye de m’adapter au type de récit mis en chantier. Selon moi, une bonne bande dessinée tient dans l’harmonie entre le dessin et l’histoire. Si l’histoire et le dessin ne correspondent pas, je ne vais pas accrocher et la lecture me sera laborieuse. Dans cette logique, j’essaie donc de légèrement changer mon style selon ce que je veux raconter (noir et blanc, couleur, dessin, avec contour ou sans contour, aplat, lavis, numérique, etc). Cependant, le plus souvent je pratique une technique au pinceau (lavis, aquarelle, encre de chine,…), ce qui n’est pas nécessairement le plus évident, car j’ai une légère tendance au perfectionnisme et cet outil me fait souvent réaliser des petites erreurs de manipulation…
Quels artistes citerais-tu parmi tes influences ?
Question difficile, à nouveau. Ça dépend des périodes et des récits. Si je veux un récit en contraste de noir et blanc, par exemple, je vais aller chercher vers Frank Miller, Charles Burns ou Gérard Goffaux. Si je veux quelque chose de coloré, j’irai plutôt vers Lorenzo Mattotti, Mathieu Bablet ou Tillie Walden, par exemple. Ça dépend vraiment de mes découvertes et de mes envies. Et puis, mes amies et amis auteurs-dessinateurs m’influencent également beaucoup. Les échanges avec eux me motivent, m’inspirent, et me poussent en avant !
Quels sont tes projets futurs en bande dessinée ?
J’aimerais reprendre les deux bandes dessinées de mon master et les retravailler pour en faire des One Shot plus longs, et surtout mieux écrits. Je travaille aussi sur la mise en page d’un fanzine inspiré du Inktober 2019. Il s’agit d’un challenge destiné aux artistes, qui se résume en quatre règles simples : faire un dessin à l’encre (d’où le nom « ink » = encre et « tober » de october), le poster sur un réseau social, ajouter le hashtag #inktober et #inktober2019 et enfin répéter l’opération tous les jours pendant le mois d’octobre.
Il y a un an, j’ai également commencé un nouveau récit sur l’histoire d’une petite fille réservée, et je réfléchis aussi à la création de nouveaux récits plus ou moins longs. J’aimerais raconter mon expérience comme éboueur en région parisienne, par exemple… Plein d’idées mais trop peu de temps pour les réaliser en ce moment. Et puis hors bande dessinée, j’aimerais reprendre ma pratique de la gravure (lino, bois, métal) et commencer d’autres formations touchant de près ou de loin à la bande dessinée.
Merci Aurélien !
Vous pouvez voir le travail d’Aurélien sur :
Instagram: fr.aurelien Web: https://faurelien93.wixsite.com/aurelien-francois