Les auteur.e.s de demain publié.e.s dans le 64_page #20

Marine BERNARD – Poursuite

Interview Gérald Hanotiaux

Marine BERNARD

Pour en savoir un peu plus sur son travail, nous partons à la rencontre de l’autrice de douze planches de toute beauté – dansantes et colorées – présentées dans le numéro 20 de 64_page. Son nom ? Marine Bernard. Le titre de sa bande dessinée ? Poursuite. Pour vous, en direct de Namur, quelques éléments biographiques…

Gérald Hanotiaux. Pourrais-tu te présenter pour nos lecteurs, notamment en regard de ton parcours de dessinatrice ?

Marine Bernard. J’ai vingt-six ans et j’ai étudié l’illustration à l’École Supérieure des Arts (ESA) Saint-Luc de Bruxelles. Après un travail de fin d’études sur les femmes à barbe, je continue à explorer des thématiques liées au corps, au genre, aux relations, le tout marqué par un dynamisme joyeux. Entre autres travaux, j’ai réalisé des illustrations pour la Fédération des Centres Pluralistes de Planning Familial et la revue Philéas & Autobule.

Actuellement, je suis des cours de bande-dessinée à l’Académie des Beaux-Arts de Namur. Cela me permet de continuer à apprendre, notamment en narration, et de conserver un espace de liberté et d’amusement dans le dessin. À côté de cela, j’anime des ateliers artistiques dans une école spécialisée.

Poursuite © Marine BERNARD

G H : Dans notre numéro 20 tu proposes un travail de douze pages chatoyantes. Comment présenterais-tu cette histoire à ses futurs lecteurs ?

M B : Un jeune prêtre austère part à la recherche de trois religieuses âgées, enfuies du couvent. Il se trouve confronté à leurs étranges célébrations, à leurs corps dansants et à leur vieillesse en liesse. Cela ne parle pas de religion mais plutôt de regard, de rencontre et de joie, avec une grande place laissée à la nature et aux sensations.

G H : Un sentiment émerge lors de la lecture : tes pages peuvent être vues comme un plaidoyer à la liberté. Ces pages sont-elles récentes ? Car dans le contexte difficile que nous vivons, on peut ressentir à leur lecture des envies de libération, notamment en voyant les personnages danser et… se toucher !

M B : Que cette impression ressorte de la lecture, j’en suis ravie ! Oui, tout à fait, le récit part, je pense, d’images qui me manquent. J’ai intégré des normes (de genre, de beauté, de réussite sociale…) qui contraignent les corps, parfois au détriment des ressentis et émotions. En contre-pied est née l’envie de mettre en scène des femmes vieilles et désirantes qui, simplement, célèbrent la vie en elles et autour. Se sentir libre dans son corps, changer son regard… Ces thèmes me tiennent à cœur.

J’ai dessiné cette histoire au printemps dernier. Elle n’a pas été pensée en réaction à la situation sanitaire, où les enjeux sont plus complexes que la liberté individuelle, mais en effet, cela m’a fait beaucoup de bien d’y travailler à cette période. Le mélange entre l’ivresse de la saison et les restrictions a certainement contribué à l’énergie déployée pour ce projet.

G H : Pourrais-tu décrire le style graphique choisi pour ces pages ?

M B : Je l’ai voulu dynamique, expressif. La lumière et les couleurs sont posées par touches, à l’aquarelle et au crayon de couleur. L’ambiance est changeante, comme le regard du personnage principal sur ce qui l’entoure. J’ai tenté de garder un dessin spontané, au service des impressions plutôt que de la précision.

G H : La spontanéité que tu exprimes sur ton trait rejoint les impressions de liberté. Ton trait et ton style évoluent-ils en fonction du type de scénario, des faits évoqués dans l’histoire ou, même, des émotions à transmettre ?

M B : Une part de ma manière de dessiner est en constante évolution. Je choisis une technique et pose certains choix graphiques en fonction de l’histoire. Ici, par exemple, travailler avec autant de couleurs représentait une première pour moi. D’habitude, j’utilise des gammes plus restreintes, avec plus d’aplats. Aussi, je continue à apprendre, bien entendu… Par contre, le trait spontané et le mouvement reviennent souvent dans mes dessins, tout comme dans les thématiques traitées.

G H : Pourrais-je te demander quels auteurs et autrices tu citerais parmi tes influences majeures ?

M B : Il est compliqué de choisir, car il y a en a beaucoup, et chacun pour des raisons différentes… Au moment de dessiner cette histoire-ci, j’ai aimé regarder les œuvres de Charlotte Salomon et d’Alechinsky.

G H : Tes réponses, nous l’avons évoqué, font penser à un style en évolution permanente en fonction de ton état d’esprit, il serait donc également susceptible d’embrasser des influences diverses selon les périodes ? Pourrais-tu développer cet aspect ?

M B : En commençant un projet, il y a souvent une excitation liée à la découverte. J’aime collecter des photos, des couleurs, des œuvres, m’imprégner de tout cela et essayer de nouvelles choses pour aller vers ce que j’ai envie de transmettre. Varier me permet également de renouveler ma manière de regarder. Cela peut aussi signifier changer de technique, de format… Tout cela redynamise le processus. Par exemple, après avoir fini Poursuite, j’avais très envie de sobriété. Cela dit, bien évidemment certaines affinités graphiques se maintiennent d’un projet à l’autre.

G H : Tu as fréquenté des écoles d’art, comment décrirais-tu le rôle d’une école dans un apprentissage artistique ? Y a-t-il une forme d’émulation au contact des étudiants et de leurs manières de travailler, d’avancer dans leurs recherches ? En outre, aujourd’hui tu donnes des cours de dessin, même s’ils se déroulent dans le cadre particulier d’une école secondaire pour des élèves porteurs de handicap, y a-t-il aussi une forme de « retour » d’expérience sur ton propre travail ?

M B : Le rôle d’une école d’art est, me semble-t-il, d’apprendre aux étudiants à développer un regard personnel, en travaillant une pratique plastique placée en parallèle de la culture artistique. Il s’agit également de donner des clés de compréhension du monde culturel, pour permettre d’ensuite se positionner au sein de celui-ci. Le lien avec les acteurs culturels extérieurs a un peu manqué durant ma formation, mais les rencontres d’autres étudiants et les liens créés durant les études peuvent pallier cela. Ils permettent des partages d’expériences, des conseils pour certaines démarches et du soutien, très précieux pour la transition après l’école. Réaliser des projets communs, avoir des retours critiques et de confiance sur son travail, suivre l’évolution des autres, tout cela me permet de continuer à progresser…

En ce qui concerne mes élèves, j’apprends beaucoup à leur contact, les échanges sont riches. Ils ont des perceptions, des sensibilités, des centres d’intérêts très variés et beaucoup de choses à exprimer. Pour certains, le résultat n’est pas aussi important que le fait d’y travailler, le plaisir de réaliser. Ils y mettent une énergie assez communicative ! Et puis quand je travaille sur mes projets, je suis souvent seule. Dès lors, avoir à côté une dimension humaine autour du dessin et me confronter à d’autres manières de voir les choses, c’est très nourrissant.

G H : Pour finir, une question classique : quels sont tes projets actuels ? Travailles-tu sur de nouvelles bandes dessinées, ou éventuellement sur un projet de livre?

M B : Je travaille sur une série d’illustrations. Elles revisitent les représentations de la sexualité lesbienne, un travail lié à une recherche de mémoire collective sur la culture lesbienne au sens large, via des archives, des personnalités historiques, des œuvres réalisées par des femmes contemporaines ou du passé. Cela prend doucement la forme d’un livre. J’aimerais beaucoup revenir ensuite à la bande dessinée.

Merci Marine !

Vous pouvez voir le travail de Marine Bernard sur : https://www.facebook.com/mBDillustration/

Paul PIROTTE – Toro

Interview Marianne Pierre

Paul PIROTTE

Marianne Pierre : Parle-nous de Toro, de sa genèse: comment t’es venue l’idée? Et peux-tu nous raconter l’histoire de Toro?

Paul Pirotte : Dans mon enfance, j’ai longtemps dessiné des héros de guerre, des chevaliers dans un monde fantastique et pas mal de monstres.

Bien plus tard, j’ai retrouvé ces dessins dans ma cave. Je me souviens qu’à l’époque, je parlais déjà de créer une bande dessinée avec des potes. Mais je ne suis jamais allé jusqu’au bout. Je trouvais que faire une belle bande dessinée prenait vraiment beaucoup de temps.

L’idée de créer cette bande dessinée est venue en mars 2020. J’ai réalisé un dessin dans lequel un guerrier chevauche un taureau et rentre dans une caverne. j’ai posté par la suite ce dessin sur les réseaux sociaux et des amis m’ont dit : « A quand la BD? ». Évidemment, le déclic s’est fait.

Aujourd’hui, j’ai une approche vraiment différente de l’image du guerrier comparé à quand j’étais gosse. Je trouvais ça plutôt chouette de reprendre mes guerriers « surpuissants » de la cave et d’y ajouter aujourd’hui un guerrier noir en quête de sens.

Toro est un personnage s’aventurant vers un point de non-retour. Vers une vie souterraine où les peurs et créatures de sous terre lui font obstacle.

TORO – ©Paul PIROTTE

M P : Quelle est la technique utilisée?

P P : Je suis un amoureux du crayon noir. Sa brutalité et les nuances du noir font écho en moi. Bien sûr, je découvre d’autres techniques comme l’encre noire, le pastel gras noir, le fusain… J’aime vraiment expérimenté toute sorte de techniques pour apporter de la profondeur àl’histoire de Toro.

M P : Comment construis-tu un scénario? Est-ce une étape difficile pour toi?

P.P. : J’ai plusieurs carnets pour écrire l’histoire de Toro. Je compose et réalise des story board avant de passer sur mes planches. En général mes idées fusent lorsque je suis sur le point de dormir. Ce qui est assez frustrant puisque je n’ai pas envie de réveiller ma compagne. Du coup, je garde mes idées jusqu’au lendemain en espérant que je ne les oublie pas.

Pour ce qui est de la deuxième question, il y a des jours où tout semble facile à raconter et d’autres pas.

M P : As-tu des inspirations en général, et en particulier pour Toro (inspirations BD)?

P.P. : Je ne m’inspire pas de bande dessinée à proprement parlé mais plus de contes, de légendes, du merveilleux. Je peux facilement regarder une oeuvre d’un artiste pour en déceler toute l’atmosphère et me créer une histoire autour.

Pour citer des noms : Pierre Dubois, J.R.R Tolkien, Jules Verne, Kentaro Miura, Kay Nielsen, Batman, John Howe, Moebius, Donnie Darko, MC Escher, le secret de Ji, L’histoire sans fin, Labyrinthe (avec David Bowie, si si, je vous jure), Dark City, … Et tant d’autres.

J’aime particulièrement les histoires sur le temps.

M P : As-tu envoyé Toro à des éditeurs?

P.P. : Oui mais sans réponse pour l’instant.

M P : Quels sont tes projets?

P.P. : J’aimerai faire éditer Toro, continuer son histoire et bien sûr dessiner encore et encore

 

Pour découvrir le travail de Paul Pirotte :

https://paulpirotte62.wixsite.com/paulpirotteart

Instagram : @paul_pirotte

 


Sandrine CRABEELS – En Animal

Interview Philippe Decloux

Sandrine

 

CRABEELSPhilippe Decloux : Dans ta petite présentation pour 64_page, tu dis que tu reviens à tes amours l’illustration narrative. Raconte-nous ton cheminement depuis ton diplôme en communication visuelle?

Sandrine CRABEELS : Je suis sortie de l’ERG EN 1997, j’y ai étudié la bande dessinée, la première année, et suis passée au cours d’illustration avec Marianne De Grasse les suivantes. L’important pour moi était de raconter des histoires et de produire des images. Un peu plus tard j’ai proposé mon travail de fin d’études sur Carmen (opéra de Bizet) à la foire Bologne et j’ai été sélectionnée. Mais cela n’a pas débouché sur une publication alors je me suis tournée vers le graphisme pour continuer de travailler dans l’image et gagner ma vie. Après plusieurs expériences dans différents studios (j’ai notamment travaillé chez Levi’s), j’ai fondé le mien à Liège en 2004, crab’graphic, et me suis plongée dans les projets de mes clients : beaucoup d’identités, des sites web, des brochures d’entreprises, des publications pour le secteur culturel. J’ai bien sur continué à dessiner et j’ai produit pas mal d’illustrations pour mes clients.

En animal ©Sandrine Crabeels

-PH Dx : Nous avons tous, un jour ou l’autre, imaginé les personnes que nous rencontrons En animal. Tu te mets en scène dans cette courte BD bien enlevée et lumineuse. C’est une sorte de conte joyeux, les métamorphoses n’y sont pas dramatiques. D’où te vient ce récit ? Comment l’as-tu construit ? Les BD où l’auteure se met en scène sont assez rares. Pourquoi ce choix ?

S C : J’aime beaucoup la description que tu fais de mon travail :-). Je travaille depuis déjà un an sur un long récit graphique, une aventure dans un univers onirique. Quand j’ai découvert 64_page j’ai eu envie de proposer quelque chose, mais je n’avais rien sous la main. Et puis j’ai fait ce rêve, une histoire courte bien construite, en plein dans mon univers. Je me souviens même avoir pensé, endormie, « La voilà, mon histoire! » J’ai pris ce cadeau de mon inconscient (une sorte d’écriture automatique) et je l’ai retranscrit en bd. J’ai juste inversé un passage ou l’autre pour lui donner plus de teneur.

Comme il s’agissait d’un rêve j’étais la protagoniste principale et des personnes de mon entourage tenaient les rôles secondaires. J’ai choisi de garder le rôle principal et donner d’autres noms aux personnages secondaires, mais certain·e·s se reconnaîtront peut-être, s’il·le·s lisent le 64_page !

Ph Dx : Où as-tu découvert 64_page? Quel intérêt vois-tu dans cette publication?

S C : Sur Facebook, la page « Soutien public à la bande dessinée » relayait une info de la publication. Curieuse, j’ai découvert le site web, reconnu Olivier Grenson et Vincent Baudoux qui m’ont donné cours à l’ERG (dont j’ai gardé d’excellents souvenirs). Je me suis abonnée.

C’est extra de donner une visibilité aux jeunes auteurs, de découvrir des talents, des univers très différents, vierges des impératifs commerciaux, plus « purs ». C’est inspirant, ces découvertes.

Ph Dx : Quels sont tes projets ? Comment vois-tu ton parcours dans la BD ou/et l’illustration?

Il y a ce récit graphique sur lequel je travaille, il me faudra sans doute encore 2 ans ou plus pour aboutir. D’autant que je continue d’assurer mon travail au sein de crab’graphic.

L’an dernier j’ai sorti un outil thérapeutique, suite à une rencontre avec une psychothérapeute. C’est un outil qui existait (le jeu de l’oie systémique) ; j’ai tout redessiné et je l’ai produit pour le vendre aux thérapeutes intéressés. Ça marche plutôt bien, aussi je travaille à présent sur un nouvel outil, un jeu de carte, un « photolangage » toujours destiné aux thérapeutes. Je conçois chaque carte comme un mini-récit, toujours dans un univers onirique, le travail est validé (ou amendé) par mon amie psychothérapeute.

Ph Dx : Ton parcours est déjà bien dense et tu as un vécu comme dessinatrice, qu’aurais-tu envie de dire aux auteur.e.s plus jeunes qui font leurs premiers pas dans 64_page ?

S C : Croire en ses rêves, se donner les moyens d’y arriver et surtout, tant que possible, profiter de la route… !

Pour faire connaissance avec le travail de Sandrine :

www.crabgraphic.com

Instagram : @sandrine.crabeels

 


Corentin MICHEL – Attraction lunaire

Interview de Gérald Hanotiaux

Dans le numéro 20 de 64_page, l’auteur rencontré aujourd’hui propose une bande de trois planches intitulée Attractionlunaire, qui nous plonge dans une ambiance de douce science-fiction… Depuis la région de Charleroi il nous livre quelques repères biographiques, agrémenté de réflexions sur le monde de la bande dessinée.

Gérald Hanotiaux. Pourrais-tu te présenter en quelques mots ?

Corentin Michel. J’ai trente-neuf ans, j’ai deux enfants, deux garçons de neuf et onze ans, et je suis architecte. Je dessine depuis tout petit et, à l’école primaire déjà, je suivais un cours dans lequel j’ai pu expérimenter un tas de techniques de dessin et de peinture. Je dois avoir commencé mes premières bandes dessinées vers douze ans. J’ai choisi l’architecture comme discipline professionnelle, en partie pour la présence du dessin dans le travail. Après mes études, j’ai suivi les cours de bande dessinée de Philippe Cenci à l’Académie de Boitsfort, pendant un an ou deux. Ensuite j’ai décroché, je n’étais pas très régulier et mon travail a pris le dessus. Je suis resté sans faire de bande dessinée pendant quelques années, et ne dessine malheureusement plus du tout dans mon métier. Il y a trois ou quatre ans, je m’y suis remis et suis retourné aux cours de Philippe Cenci, à l’Académie de Châtelet cette fois.

Bon retour dans le monde de la BD ! Pour allécher nos lecteurs, comment présenterais-tu le travail en trois pages présent dans ce numéro, tant au niveau scénaristique qu’au niveau du style graphique adopté ?

Cette histoire en trois planches a été réalisée pour le concours Jeunes Talents d’Angoulème. Comme il s’agissait d’une histoire courte, au niveau du style c’était l’occasion de tester quelque chose de différent. Je dessine habituellement sur tablette mais je suis parti, ici, sur des planches entièrement réalisées au crayon. On peut d’ailleurs encore y voir les traits de recherche, un moyen d’obtenir un résultat au style plus « spontané »… Par la suite, je suis repassé à la tablette pour poser les couleurs. À ce sujet, je suis resté dans une gamme limitée, pour tenter d’avoir un rendu plus « contemporain », avec un contraste composé d’un mélange de turquoise et d’orange.

Attraction Lunaire ©Corentin Michel

Au niveau du scénario, l’histoire est le mélange de deux idées. L’une vient d’un article sur des architectes travaillant déjà sur de futures bases lunaires, l’autre repose sur un reportage racontant l’histoire d’un type du fin fond des Etats-Unis, dont la vie entière a été habitée par la construction d’appareils pour communiquer avec l’espace. J’ai pensé au personnage, assez classique, du savant fou vivant dans une base spatiale pour y préparer des plans machiavéliques. Sauf que dans mon cas il s’agit d’une femme, ce qui influence l’interaction avec le personnage présent sur terre. Il s’ensuit un démêlé absurde…

Quelle a été la motivation de saisir cette opportunité d’une publication dans notre revue ? Plus globalement, que dirais-tu des possibilités / difficultés pour un débutant, aujourd’hui, de faire connaître son travail ?

L’avantage d’être publié dans un magazine comme 64_page, c’est d’être lu par un plus grand nombre. La plupart du temps, ce que l’on dessine en tant qu’amateur finit au fond d’un tiroir, puis on passe à autre chose. L’idéal serait évidemment d’être publié par un éditeur mais pour cela il faut atteindre un très bon niveau. Le reste du temps, il y a les réseaux sociaux, je poste des dessins sur Instagram, ainsi que quelques planches. Pour ces dernières, le format s’y prête assez peu, il faut presque redécouper chaque planche classique en cases, afin que l’histoire puisse être lue. En outre, poster là signifie aussi être vite noyé dans un flux continu d’images.

En effet, si l’on se balade sur internet il semble y avoir pléthore de dessinateurs. Impossible de savoir s’ils sont plus nombreux qu’avant, ou si ce sont les occasions de voir leur travail qui se sont multipliées… Un peu des deux sans doute.

Pour ma part, Instagram m’a surtout permis de découvrir énormément d’illustrateurs à travers le monde, ce qui est une source de motivation et d’inspiration. Il y a également quelques bonnes chaînes Youtube avec des conseils et des interviews d’illustrateurs, de « concept artists » travaillant dans le jeu vidéo ou d’autres secteurs,… De plus en plus d’illustrateurs présents sur Instagram créent leur chaîne Youtube, afin que leurs abonnés découvrent leur manière de travailler, mais aussi leur vie de tous les jours, leurs voyages,… Il ne suffit plus d’être bon en dessin pour sortir du lot, il semble falloir se créer une « image complète » pour bénéficier d’un suivi et, éventuellement, d’un public qui voudra ensuite acheter nos créations. Tout cela demande du temps.

Dans le passé, de nombreuses revues existaient pour permettre aux auteurs de s’occuper de l’animation d’un journal, de petites illustrations, puis d’histoires courtes, etc. Le fait d’être publié permettait d’avancer à son rythme tout en se confrontant au regard du public. Tu l’évoques plus haut, pour les éditeurs aujourd’hui il semble qu’il faille être très bon tout de suite. En quelque sorte, ils peuvent se diriger directement vers ceux qui correspondent à leurs attentes. Le corollaire ce cette situation ne serait-il pas un mouvement convergent vers une certaine homogénéité ?

Je ne sais pas si les dessinateurs convergent vers un même style de manière consciente, pour répondre à des attentes d’éditeurs… Il est difficile d’avoir une vue d’ensemble. Je suppose qu’à chaque époque, les dessinateurs ont dû être influencés par les auteurs appréciés, comme dans beaucoup de domaines artistiques. Par contre, mon impression est que les outils numériques aboutissent à beaucoup de travaux aux styles semblables. Sur Instagram, on trouve un tas de profils de jeunes dessinateurs présentant les mêmes personnages, les mêmes couleurs et les mêmes effets de lumière, le tout réalisé avec les mêmes outils Photoshop.

En tous cas, au final il ne semble pas y avoir de style standard dans les achats des lecteurs. Sur les sites présentant les meilleures ventes, on trouve de tout : du manga aux romans graphiques, du nouveau Lucky Luke à l’Arabe du Futur en passant par un pavé de Science-Fiction. Je trouve ça rassurant, n’importe quel type d’histoires et de dessins peuvent encore émerger, de manière inattendue.

On a en effet également l’impression, quand on va dans une (bonne) librairie, d’une grande diversité de travaux et de styles, surtout dans les publications de petits éditeurs, souvent peu rémunérateurs… Comment faire sa place de dessinateur aujourd’hui, tout en espérant voir son travail correctement rémunéré ?

Je ne sais pas très bien comment de jeunes dessinateurs peuvent se lancer aujourd’hui. En regard des avances sur droits et du pourcentage de droits d’auteur assez faibles – à diviser s’il y a plusieurs intervenants – il est difficile d’imaginer vivre du dessin sans avoir un travail « alimentaire » en parallèle. De plus, l’impossibilité pour les libraires de mettre en vitrine et en évidence les parutions, tellement elles sont abondantes, doit faire passer certaines bandes dessinées directement à la trappe, sans leur laisser une chance d’être découvertes. Quand j’étais petit je lisais les Spirou de Franquin, vieux déjà de quarante ans. Aujourd’hui, les BD ont l’air d’avoir une durée de vie d’un mois !

Quelle serait la situation idéale pour démarrer aujourd’hui, en tenant compte des différents éléments évoqués ci-dessus ?

Difficile à dire, mais peut-être y a-t-il une piste vers la bande dessinée en ligne, qui commence à se développer. Bon, de ce que j’ai lu, le rythme imposé semble être d’un épisode de 40 à 60 cases par semaine, soit l’équivalent d’une planche finie par jour avec les couleurs, ce qui me semble infernal. Mais peut être que, plus jeune, ça m’aurait plu.

Ce défilement vertical permet d’explorer une autre mise en page, où l’on découvre chaque case du haut vers le bas. Cette présentation, par exemple, permet d’explorer des narrations nouvelles au sein d’une même grande case. En tout cas, ça donne envie de le tester au moins une fois… Dans notre contexte actuel, cela semble être une suite « logique », c’est à dire une opportunité face aux adolescents rivés plusieurs heures par jour sur un écran : il devrait être faisable de leur intercaler un créneau webtoon… Cela permet également de découvrir des BD que l’on n’aurait pas achetées en version papier et, accessoirement, de ne plus avoir sa maison remplie de livres lus une seule fois, qu’on ne sait pas où caser.

Tu évoques brièvement la question des influences et des auteurs qu’on a aimé… Qui citerais-tu parmi les auteurs marquants pour toi ?

J’ai commencé la bande dessinée, sans grande originalité, en recopiant des dessins d’Hergé et de Franquin… Mon premier choc visuel a dû être les Idées Noires de Franquin, dont le dessin ne ressemblait à rien de ce que j’avais déjà lu. Ensuite, je citerais les albums de Tome et Janry, dont j’adorais le dessin et le scénario. À sa sortie, leur dernier Spirou, Machine qui rêve, m’avait vraiment motivé à dessiner. Dans un autre registre, j’ai lu et relu La Malédiction des sept Boules Vertes de Laurent Parcelier, mais je ne suis pas sûr que cette série soit très connue. Les dessins n’étaient pas toujours parfaits mais j’y trouvais énormément de bonnes trouvailles au niveau du scénario. La première BD plus longue que j’ai dessinée jusqu’au bout, quand j’étais adolescent, en était fortement inspirée.

Je découvre ensuite Lewis Trondheim et tous ses amis, avec Lapinot, Donjon puis tous les autres albums qu’il a réalisés ou auxquels il a collaboré. Je suis toujours loin d’avoir fait le tour de son travail… Lorsqu’il s’impose des contraintes en démarrant un album, il arrive toujours à un résultat différent des BD habituelles. Dans Les Carottes de Patagonie, par exemple, il se lance dans une histoire improvisée de 500 pages et clôture à la page 500, que l’histoire soit finie ou non. Il recrée un peu le même processus avec Les Herbes Folles, un album récent de Lapinot, pour lequel il a publié chaque jour un dessin sur Instagram, du 1er janvier au 31 décembre. En démarrant, il n’a aucune idée d’où il va, mais il débouche au final sur un OVNI de 365 pages. De temps en temps, je me lance dans une BD improvisée, mais je finis hélas toujours par décrocher… Se lancer ce genre de défi a un côté excitant, mais le plus dur est de s’y tenir dans les temps prévus. Les auteurs que j’aime le plus réalisent des albums comprenant une idée par case, avec un vrai rythme dans l’histoire. C’est la raison pour laquelle certains romans graphiques, où les auteurs se complaisent dans des cases d’ambiance à n’en plus finir, me tombent généralement des mains…

Au niveau du scénario, les lectures qui m’ont le plus fait aborder mes histoires différemment sont les livres de Stephen King. Dans tous ses romans, les personnages font l’histoire, pas l’intrigue. Au bout des cinquante premières pages, ils existent réellement, on se sent concerné par ce qui leur arrive et on y croit. Arrivé à la dernière page, on est presque déçu de les quitter… Rien de pire qu’une histoire où le personnage principal est ambigu et non-attachant, où le fait qu’il meure à la page suivante nous laisse indifférent. À tous ceux qui voudraient se lancer dans le scénario, je conseille son livre Écriture – Mémoires d’un métier. On se sent galvanisé après l’avoir lu, comme si le fait d’écrire allait ensuite couler de source… Bon, dans les faits hélas, ça ne se passe pas vraiment comme ça, mais il faut l’avoir lu au moins une fois !

Quels sont tes projets pour la suite ? Travailles-tu sur de nouvelles histoires, sur un projet de livre ?

Pour le moment, je dessine l’adaptation d’un roman lu étant petit, Le Dernier des Vampires, de Willis Hall, destiné aux dix-douze ans. J’en suis à la page 8, sur 46. Je compte l’envoyer à un éditeur mais je voudrais surtout le terminer avec certitude, même si le projet n’est pas pris. Je me suis également lancé il y a quelques mois dans l’écriture de scénarios, et je viens de terminer le découpage de deux histoires en 46 planches. Vu que je dessine assez lentement, faire uniquement le découpage me permet d’aller rapidement au bout de mon idée. Cet aspect créatif m’intéresse de plus en plus. Il ne me reste plus qu’à trouver un dessinateur pour se lancer dans l’aventure, car si je dois les dessiner moi-même après Le Dernier des Vampires, j’y serai encore dans dix ans. (NDLR. Avis aux amateurs et amatrices) Sinon, je viens également de finir mon découpage de quatre planches, à présenter prochainement pour… le 64_page spécial Polar à venir ! Y a plus qu’à …

Merci Corentin !

Vous pouvez voir le travail de Corentin Michel sur : https://www.instagram.com/corentin_mitchoul/