Aurélie WILMET
La jeune autrice rencontrée aujourd’hui rejoint le groupe, de plus en plus large composé de celles et ceux publiant un premier album après être passée par notre revue 64_page. En outre, cela se réalise de manière brillante : elle a reçu le prix de la première œuvre en bande dessinée pour l’année 2020, au sein des Prix littéraires de la Fédération Wallonie-Bruxelles.
Son album « Rorbuer » est publié par Super Loto Éditions.
Gérald Hanotiaux : Bonjour Aurélie, pour démarrer, pourrais tu te présenter à nos lecteurs, tout en évoquant ton parcours de dessinatrice ?
Aurélie Wilmet : Née à Bruxelles en 1991, j’ai très vite réalisé que j’aimais dessiner, avec le projet d’un jour poursuivre des études dans ce domaine. J’ai également compris qu’il allait me falloir de la détermination pour avancer et rester fidèle à mes choix, dans une famille pas toujours en accord avec mes décisions et plutôt adepte de cette idée que « L’art et la culture sont des passions et non des métiers d’avenir ».
Plus que déterminée, j’entame des études secondaires à Saint-Luc Bruxelles en Arts plastiques. En 2010, je tente l’examen d’entrée pour le bachelier d’illustration à l’Ecole Supérieure des Arts (ESA) Saint-Luc Bruxelles où, hélas, j’échoue. Un peu perdue, je me dirige vers une première année de bachelier à l’ESA « le 75 », en peinture, en attendant l’année suivante pour retenter l’examen d’entrée de Saint-Luc. Je qualifierais cette année au 75 de « déconcertante et libératrice » au cours de laquelle je découvre le laisser aller dans le processus créatif, et l’exploration de soi dans la recherche.
En 2011, après de nombreuses hésitations, je retente l’examen d’entrée et j’intègre l’ESA Saint-Luc en Illustration. J’apprends la technique, la décomposition d’un récit, la création d’un scénario… et je comprends mon manque d’une liberté d’expression, une autonomie, pourtant découverte lors de mon année de peinture au 75. Pour cette raison, j’entame en 2014 un master en « Narration spéculative », option « Illustration bande dessinée » à l’École de recherche graphique (ERG). Je découvre mon style, le feutre et les crayons de couleur, et les sujets qui me passionnent. C’est durant ce cycle d’études qu’est démarré « Rorbuer », en 2016, après un voyage en Norvège où je découvre le folklore et les contes nordiques.
Insatisfaite par le projet présenté lors de mon jury, je le place sur le côté jusqu’en 2017, (ndlr: dans son N°11 d’avril 2017, la revue 64_page prépublie 8 pages de Rorbuer) moment où je le retravaille et obtiens la bourse « découverte », réservée aux jeunes auteurs de bande dessinée de la fédération Wallonie Bruxelles. En 2018, je pars vivre et travailler au Québec pour me recentrer et terminer le projet « Rorbuer »,et enfin le présenter à des éditeurs.
En 2019, Super Loto Editions me propose de le publier : commence alors cette « Super aventure », qui mènera à ce prix de la première œuvre en bande dessinée, reçu le 1er décembre 2020.
Gérald : Dans le numéro 11 de 64_page certaines de tes planches ont été publiées, extraites déjà de Rorbuer. Le prix reçu pour ton premier album prouve en quelque sorte que ce travail de prépublication et de découverte a tout son sens, nous avons manifestement eu raison…
Pourrais-tu expliquer ta motivation à publier ces pages dans notre revue ? Et quel rôle peut jouer le fait de se voir publiée, dans un processus d’élaboration de premiers travaux ?
Aurélie : J’avais déjà entendu parler de 64_page pendant mes études, mais je ne m’étais malheureusement jamais penchée sur le travail de cette revue qui aujourd’hui me semble être primordial. C’est en me rendant à la « journée rencontres » du Centre belge de la BD avec les premières planches de « Rorbuer », en 2016, que j’ai réellement découvert la revue et son travail de découverte de jeunes auteurs. C’est au cours d’une discussion avec Philippe Decloux que j’ai réalisé l’ampleur du projet de 64_page, mais aussi mon envie de faire partie de l’aventure en proposant le début de cette histoire qu’est « Rorbuer ».
64_page est devenu un tremplin pour les jeunes auteurs qui souhaitent, non seulement gagner une première visibilité, mais également prendre confiance dans les projets qu’ils souhaiteraient soumettre par la suite à des éditeurs. Personnellement, cette première publication m’a encouragé à continuer ce projet, il me tenait à cœur mais, comme c’est souvent le cas hélas, je manquais un peu de confiance en moi, je n’étais pas certaine qu’il ait suffisamment d’intérêt pour être proposé à des éditeurs.
Gérald : Que penses-tu du rôle d’un prix dans l’émergence d’une nouvelle autrice… Peux-tu déjà mesurer les répercussions d’une telle visibilité?
le prix qui couronne
son premier album
Aurélie : Non, je pense qu’il n’est pas possible à l’heure actuelle de réaliser les répercussions de ce prix sur mon travail d’autrice de bande dessinée. D’après moi, obtenir un prix à ce stade est une chance, une reconnaissance pour un travail, mais surtout un coup de pouce vers de nouveaux projets. C’est le plus important : convaincre les jeunes auteurs et autrices que leur travail a du sens et qu’ils méritent une visibilité.
Gérald : Pourrais-tu partager tes réflexions sur le contexte actuel de la bande dessinée, où il n’y a jamais eu autant d’œuvres à lire. Les éditeurs classiques, qui ont compris l’importance de leur patrimoine et l’intérêt de le mettre en valeur, cohabitent avec une abondance de petits éditeurs réalisant un travail de découverte, parfois important avec peu de moyens. Comment émerger dans cette abondance, et comment envisager sa « subsistance », nécessaire pour pouvoir avancer dans son travail artistique ?
Aurélie : Avant de réellement me lancer dans la recherche d’un éditeur, je n’avais jamais réalisé le nombre de petites structures indépendantes qui avaient émergé ces dernières années. Sincèrement, je suis fascinée par le travail fourni par ces petites structures. Elles permettent, par leur nombre et leur diversité, de proposer toujours de nouveaux moyens d’interpréter la bande dessinée. Il est bien évidemment difficile de s’y retrouver dans cette abondance de sorties, mais en même temps c’est une preuve que la bande dessinée classique est toujours aussi présente, tout en étant questionnée par cette émergence d’éditeurs indépendants réinventant le genre.
Je n’ai pas réellement de réponse à la question de comment émerger parmi cette abondance, car même si aujourd’hui je suis heureuse que « Rorbuer » ne soit pas passé inaperçu lors de sa sortie, je comprends aussi que l’important est de rester fidèle à ce qui nous anime… Avec un peu de chance, on retrouvera cette passion dans nos récits. Il ne faut pas se mentir, la « subsistance » d’un auteur n’est pas assurée par les ventes faites par son premier livre. Soyons sincères, c’est loin d’être la réalité. Je pense donc qu’il est important de rester réaliste, mais également de réaliser la possibilité de travailler dans ce domaine.
Dans ma courte expérience, j’ai rapidement compris qu’il fallait apprendre à créer des dossiers pour les demandes de bourses, de résidences d’artiste… C’est grâce à ce type d’opportunité que l’on trouve la motivation et le temps, mais surtout l’argent, pour nous permettre d’avancer dans nos projets avec plus de sérénité. D’après moi, c’est en créant des opportunités qu’on émerge dans la bande dessinée, comme d’ailleurs dans bien d’autres domaines.
Gérald : Pour finir, pourrais-tu présenter ton album aux lecteurs de 64_page ? Sans déflorer celui-ci, peux-tu en résumer les thématiques et ce que tu as voulu faire passer aux lecteurs ?
Aurélie : Comme évoqué tout à l’heure, « Rorbuer » est une bande dessinée commencée en 2016, lors de ma dernière année de Master. Beaucoup de choses ont changé depuis, mais le Nord et les « Rorbuer » sont restés. Le mot Rorbuer désigne les petites cabanes de pêcheurs que l’on peut trouver dans le nord de la Norvège. Je l’ai choisi pour titre de cette bande dessinée, à l’intention d’un lecteur désireux de se plonger dans une expérience visuelle et mystique, au cœur d’un village perdu du Grand Nord. L’histoire prend place au sein d’un village côtier nordique, où les mythes et légendes rythment et gèrent le quotidien des habitants. À l’exception d’un lexique placé à la fin du livre, la bande dessinée est muette, découpée en quatre parties reprenant les termes norvégiens qui me permettent de structurer le récit et les cérémonies rituelles : Tørrfisk, Misteltein, Lysstråler et Fiskekongen.
Chaque chapitre met en place une série de croyances où la mort physique des hommes en mer n’est pas le dernier stade de leur être, mais bien un passage, laissant l’âme perdue s’accrocher au banc de poissons… Mon récit part de cette première croyance pour évoluer vers des rites, cérémonies de guérison et d’hommage, à la frontière où se touchent les froides immensités terrestre et maritime. Principalement inspirée par les contes folkloriques et la mythologie nordique, j’utilise les entrechoquements de couleurs froides et chaudes en utilisant des crayons de couleurs et des marqueurs Copic, pour souligner les extrêmes de cette région du Nord.
Gérald : Question classique : travailles-tu déjà sur un nouveau livre ? Quels sont tes projets ?
J’ai en réalité un tas de projets, que j’aimerais réaliser en 2021. Cependant, le plus important à l’heure actuelle est de me consacrer à mon nouveau livre, sur lequel j’ai commencé à travailler il y a quelques mois. Je ne suis pour l’instant qu’au stade de la recherche, mais je dois avouer que j’adore ce moment où rien n’est encore défini, où justement tout est encore possible. Pour l’instant, dans mon esprit, je sais juste que cette nouvelle bande dessinée prendra place au Québec et aura un lien direct avec les « Indiens » d’Amérique du Nord. L’envie de travailler sur ce sujet est bien entendu née lorsque je vivais à Montréal, où je souhaiterais d’ailleurs retourner en 2021, pour continuer mes recherches et commencer les premières planches. Le voyage est rendu possible grâce au service des lettres et du livre de la Fédération Wallonie Bruxelles, qui m’a octroyé la Résidence d’artistes au Québec, en 2021. Le départ se fera lorsque la situation sanitaire sera un peu apaisée…
Merci Aurélie.